ANALYSE / EMMANUEL DUPUY : « NOUS ASSISTONS À UNE MARGINALISATION DE L’OCCIDENT DANS LES MÉDIATIONS ».

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Le président du think tank européen IPSE constate une opposition des approches stratégiques occidentales se décrivant comme consensuelles, face à la « Realpolitik des puissances orientales »

Le président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), Emmannuel Dupuy a fait état d’une « marginalisation de l’Occident » dans l’arène internationale, notamment « dans les processus de médiation et prévention de crises ». Interrogé par l’Agence Anadolu (AA), Emmanuel Dupuy a estimé que les puissances occidentales telles que les États-Unis et l’Union européenne (UE) n’ont pas su s’adapter à la « nouvelle grammaire diplomatique » mise en œuvre par des États tels que la Russie, la Chine, l’Iran et la Turquie.

Interrogé sur l’évolution du rôle des puissances occidentales dans l’arène diplomatique mondiale, Dupuy a tout d’abord fait état d’une « désoccidentalisation des processus de médiation et de prévention de crises », l’analyste français estimant que « les acteurs qui peuvent apporter des solutions aux crises politiques et diplomatiques ne sont plus les mêmes ».

Faisant notamment référence aux cessez-le-feu instaurés dans les guerres civiles syrienne et libyenne à travers les pourparlers diplomatiques initiés par des pays tels que la Russie, la Turquie et l’Iran, le président de l’IPSE a constaté que « la plupart du temps, les médiations qui ont fonctionné se sont davantage déroulées à Astana [désormais appelée « Nursultan », au Kazakhstan], Sotchi [Russie], ou Ankara [Turquie], etc., plutôt que dans les capitales occidentales telles que Washington [États-Unis], Paris [France], Bruxelles [UE/Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN)], ou à New York, Vienne, ou Genève [Organisation des Nations unies (ONU)] ».

Faisant également référence au cessez-le-feu signé lundi entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, suite à la guerre de 44 jours entre les deux pays, ayant mis fin à l’occupation depuis environ trois décennies de huit régions azerbaïdjanaises parmi lesquelles figurent le Haut-Karabagh, Dupuy rappelle que l’accord de paix avait été négocié à Moscou.

« La Russie et la Turquie sont les deux puissances régionales ayant participé à apporter une solution visant à stabiliser la région du Caucase du Sud », souligne Dupuy avant de faire état d’un échec des médiations entre Bakou et Erevan, menées par le Groupe de Minsk de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE).

Créé en 1992 avec l’objectif d’établir une paix durable entre les deux voisins historiques, le Groupe de Minsk formé de 13 pays et coprésidé par les États-Unis, la France et la Russie, avait obtenu un fragile cessez-le feu entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à l’issue de la guerre ayant opposé les deux ex-républiques soviétiques entre 1988 et 1994 suite à l’invasion et l’occupation arméniennes de vastes pans de territoires azerbaïdjanais.

Quatre résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU et deux résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU appellent au retrait immédiat et inconditionnel des forces arméniennes d’occupation.

Le conflit entre les deux nations a tué plus de 25 000 personnes, et créé plus d’un millions de réfugiés, particulièrement des Azerbaïdjanais déplacés de force des régions occupées par les forces arméniennes ayant commis de nombreux crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Interrogé sur les causes de la « désoccidentalisation » des processus de médiation et de prévention des conflits, à laquelle il fait référence, le président de l’IPSE note d’abord que « les États-unis ont tourné le dos à ces ambitions », notamment sous la présidence de Donald Trump (2016-2020).

« Le président élu, le Démocrate Joe Biden ne sera pas interventionniste comme l’ancien président Barack Obama dont il fut le vice-président, ni en contradiction totale de l’isolationnisme de Trump », estime le chercheur français.

« Biden arrive au pouvoir mais il faudra du temps pour revenir au niveau d’engagement international des États-Unis d’avant la présidence de Trump », note encore Dupuy qui estime que « le seul changement significatif dans la politique étrangère sera le réinvestissement dans la projection américaine en Europe, mais aussi une plus grande fidélité aux principes onusiens ».

Dupuy note que « l’ère Trump a constitué l’opposition la plus frontale au multilatéralisme ». Le chercheur rappelle « le retrait américain de « l’Accord de Paris sur le Climat » en juin 2017″.

Lors de la COP21 à Paris, le 12 décembre 2015, les Parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) sont parvenues à un accord qualifié d’historique afin de lutter contre le changement climatique notamment à travers l’accélération et l’intensification « des actions et investissements nécessaires à un avenir durable à faible intensité de carbone » selon le CCNUCC.

« Puis le président Trump a sorti son pays de façon unilatérale de l’accord sur le nucléaire avec l’Iran (JCPOA) conclu sous son prédécesseur Barack Obama et avec l’appui des puissances européennes », note encore Dupuy rappelant également les « divergences sous l’ère Trump avec la présidence d’Obama dans le traitement de la crise syrienne ».

Le président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe fait le constat de décisions américaines « unilatérales » et estime que « toute cette démarche d’agenda diplomatique euro-atlantique est remis en cause ».

« Nous avons également constaté les dissensions qui sont apparues ces dernières années au sein de l’OTAN, notamment sur la Syrie et la Libye », note encore Dupuy qui rappelle la crise ouverte ayant secoué fin 2019, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord visant à assurer la défense collective des pays tels que les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la Turquie.

« Ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’OTAN » avait notamment déclaré le Président français Emmanuel Macron dans un entretien accordé au magazine « The Economist » en novembre 2019. Macron avait expliqué ce constat sévère par le désengagement de Washington vis-à-vis de ses alliés de l’alliance atlantique, notamment dans les théâtres des guerres civiles syrienne et libyenne. Le président américain avait qualifié de « très insultante » la déclaration de son homologue français, Trump ajoutant que « c’est très, très méchant a l’adresse de 28 pays ».

« S’ajoutant à l’unilatéralisme de Washington sous l’ère Trump et au désengagement américain vis-vis de ses alliés, toutes ces dissensions ont fait le jeu de Moscou et d’Ankara », estime Dupuy qui rappelle également les divergences d’opinions au sein des membres de l’OTAN sur la crise diplomatique apparue en 2017 entre le Qatar et l’Arabie saoudite, suite au gel des relations et au blocus imposé par Riyad et ses alliés à Doha.

Parmi les facteurs endémiques favorisant la marginalisation des capitales européennes dans les processus de médiation et de prévention des conflits, le président de l’IPSE note d’abord « l’absence de vision stratégique commune de la part des dirigeants du bloc européen, mais aussi de leadership ».

Le chercheur déplore également « le manque de cohésion mais aussi d’outils, de mécanismes européens adéquats, qui permettraient à l’Union européenne de mettre en place des stratégies communes, notamment dans les médiations et préventions de conflits ».

« L’unilatéralisme de Trump et le fait que la puissance normative qu’aurait dû être l’Union européenne ne soit pas à la hauteur », amplifient la désoccidentalisation de ces processus, selon l’analyste.

Citant pour exemple le conflit opposant Erevan à Bakou dans le Haut-Karabagh et les sept régions azerbaïdjanaises occupées depuis environ trois décennies par les forces arméniennes, Emmanuel Dupuy souligne l’incapacité des pays occidentaux à apporter une résolution durable au conflit, notamment à travers la médiation du Groupe de Minsk et rappelle que Moscou et Ankara sont les deux puissances régionales ayant participé à y apporter une résolution.

« Accompagnant cette orientalisation des médiations et préventions des conflits, on peut constater une érosion de la confiance de certains acteurs politiques vis-à-vis des médiations occidentales », note le président de l’IPSE.

Citant l’exemple du Président palestinien Mahmoud Abbas ayant fustigé le plan de paix proposé en janvier par Washington afin de mettre fin au conflit opposant l’État d’Israël à la Palestine, Dupuy ajoute que le président palestinien a ensuite annoncé rompre ses relations avec les États-Unis et s’est rendu à Sotchi pour discuter avec le président russe Vladimir Poutine, et à Ankara pour discuter avec son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan.

Le chercheur français rappelle également « la méfiance exprimée récemment par Bakou face à qui pourrait être qualifié de partialité française face à l’occupation arménienne de territoires azerbaïdjanais », ainsi que « vis-à-vis de la stabilisation en Libye alors que le Forum du dialogue qui se tient à Tunis marginalise la posture française de médiateur ».

Comme autre explication à la désoccidentalisation des médiations, Dupuy fait également état d’une « inadéquation de la rhétorique occidentale qui accompagne cette érosion de la confiance ».

L’analyste français note que « la guerre est la prolongation de la diplomatie » et rappelle que « la victoire militaire azerbaïdjanaise a permis de voir le bout du tunnel dans la résolution du conflit ».

« La « nouvelle grammaire des relations internationales » sur laquelle Emmanuel Macron a, encore une fois, insisté à l’occasion de la 3ème édition du Forum de Paris pour la Paix s’est trouvée « symboliquement » en porte-à-faux avec la realpolitik en jeu dans le Caucase du Sud », a estimé Dupuy.

« Au Caucase du Sud, il s’agit de brandir une nouvelle forme « d’Hegemon Diplomacy » ou de « diplomatie illibérale » comme l’avait indiqué Sergueï Lavrov à la conférence de Munich en 2018 en évoquant l’émergence d’une diplomatie post-moderne… », ajoute encore le chercheur faisant ensuite référence au général et théoricien militaire prussien Carl Von Clausewitz (1780-1831).

« Clausewitz donne donc raison à Vladimir Poutine : la guerre (et sa gestion) est la continuation de la diplomatie par d’autres moyens… [c’est] vrai [avec les guerres] en Géorgie en 2008, en Ukraine en 2014, au Karabagh aujourd’hui ! », note le chercheur déplorant l’attitude occidentale dans les efforts de médiations et de préventions de crise.

« Nous pensons, hélas, encore, à l’Ouest, que c’est le contraire qui régit encore les relations internationales », ajoute le chercheur qui cite la réussite du Processus d’Astana mis en place par la Russie, la Turquie et l’Iran afin d’apporter une résolution au conflit syrien.

Dupuy estime enfin, qu’en l’absence de cette projection, les mécanismes politiques et économiques mis en place par les puissances occidentales demeurent insuffisantes dans la médiation et la prévention des crises.

Selon le président de l’IPSE, l’émergence d’une « diplomatie du voisinage et de l’inclusion régionale » constitue également un facteur important dans la perte d’influence des États occidentaux.

Notant que « Moscou et Ankara réussissent à agir de façon indépendante, mais aussi bilatérale », Dupuy souligne que « la Russie et la Turquie sont deux acteurs importants du multilatéralisme, notamment à l’échelle régionale ».

Le chercheur français cite l’exemple du Conseil turcique, connu également sous sa dénomination officielle de « Conseil de coopération des États turcophones ».

Il s’agit d’une organisation intergouvernementale fondée en 2009 à Nakhitchevan en Azerbaïdjan et visant à promouvoir une coopération à l’échelle globale entre les États turciques, notamment en développant des positions communes sur les questions de politique étrangère, en créant des conditions favorables au commerce et à l’investissement entre les États membres, mais aussi par la coordination des actions dans la lutte contre le terrorisme, ainsi que dans les domaines de l’éducation, de la recherche scientifique et de la culture.

« L’idée de créer ce conseil coopératif a été avancée pour la première fois par le président kazakh Nursultan Nazarbayev en 2006 », rappelle Dupuy qui note également que « son Secrétariat général est à Istanbul, en Turquie ».

Les pays membres du Conseil turcique sont l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Turquie et l’Ouzbékistan. La Hongrie participe également aux réunions de cette organisation en tant qu’État observateur.

Dupuy mentionne également « le Mouvement non-alignées, actuellement présidé par Bakou qui passera le relais à Téhéran en 2021 ».

Le Mouvement des pays non-alignés a été créé en 1961, en Yougoslavie à l’initiative du Premier ministre indien Jawaharlal Nehru, du président ghanéen Kwame Nkrumah, du président indonésien Sukarno, du président égyptien Gamal Abdel Nasser et du président yougoslave Josip Broz Tito.

S’inspirant, dans le contexte de la Guerre froide, des principes convenus lors de la Conférence de Bandung en 1955, le mouvement vise à assurer l’indépendance, la souveraineté, la sécurité et l’intégrité territoriale des pays non-alignés.

Le président de l’IPSE note également l’influence grandissante de la Chine à travers l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) fondée en 2001 et regroupant la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan.

L’analyste français estime également que Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe « est mieux utilisée par les Orientaux que les Occidentaux. »

« L’OSCE – crée en 1995, dans la foulée de la Conférence pour la sécurité collective en Europe (OSCE) d’Helsinki en 1975 et la Charte de Paris en 1990 – comme une organisation transcontinentale, accompagne le « basculement » oriental des relations internationales et bénéficie ainsi davantage aux pays asiatiques parmi ses 57 membres », estime Dupuy.​​​​​​​

« L’OSCE créée initialement pour fédérer l’Europe élargie aura permis, en réalité de servir et agir de caisse de résonances d’un agenda eurasien qui s’est imposé progressivement dans la politique de voisinage européen », conclut le Président de l’IPSE, faisant état d’une « orientalisation » de l’organisation transcontinentale.

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