PROFESSEUR SÈGNONNA HORACE ADJOLOHOUN SUR LES NOCES DE BRONZE DE LA CPI: «IL N’Y A RIEN DE PIRE POUR UNE JURIDICTION INTERNATIONALE QUE DE PERDRE LA CONFIANCE DES ETATS»
La Cour pénale internationale (Cpi) a eu vingt-deux ans le 17 juillet dernier. En deux décennies de fonctionnement, l’institution a enregistré d’énormes acquis. Mais elle n’a pas été à l’abri de critiques, d’une ampleur remettant parfois en question le projet même de justice pénale internationale voulu par le Statut de Rome créant la juridiction. Pour ses lecteurs, La Nation revient ici, avec le Professeur Sègnonna Horace Adjolohoun, sur le chemin parcouru par la Cpi, les acquis qu’elle a engrangés mais surtout ses défis dans une approche s’intéressant en particulier aux rapports entre la juridiction et les Etats africains. Le professeur Adjolohoun enseigne le droit international des droits de l’homme et le droit constitutionnel comparé. Il est par ailleurs juriste principal en chef à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples.
La Nation : Le 17 juillet 1998, 120 Etats ont adopté à Rome le Statut instituant la Cour pénale internationale. 22 ans après, cette juridiction a-t-elle comblé les attentes ?
Sègnonna Horace Adjolohoun: La Cour pénale internationale a été créée pour juger les crimes les plus ignominieux, notamment le crime de guerre, le génocide et le crime contre l’humanité auxquels a été ajouté une fois défini ultérieurement, le crime d’agression. En créant la Cpi sur cette fondation philosophique, les Etats parties ont cherché à inaugurer un nouvel ordre pénal international qui tranche d’avec l’ordre préexistant des immunités afin de donner corps au slogan « plus jamais d’impunité» pour ces crimes répugnant l’humanité. Dans cette perspective, on peut sans contestation affirmer que la Cpi a comblé les attentes. D’abord, son fonctionnement est devenu effectif à partir de 2002 et elle a examiné et tranché de nombreuses affaires, certaines plus célèbres et plus médiatisées que d’autres. Des personnes reconnues coupables des crimes précités ont été jugées et certains condamnés. Des victimes ont par conséquent obtenu réparation d’une part, à travers la sanction des auteurs et, d’autre part, par le versement de dommages et intérêts ou autres compensations. De ce point de vue, il faut considérer que la Cpi a comblé les attentes en ce sens qu’elle a commencé à remplir la fonction que les Etats avaient voulu lui attribuer en adoptant le Statut de Rome.
Ceci dit, la Cpi n’a pas atteint pleinement ses objectifs. Du moins, elle a rencontré des difficultés qui ne lui ont pas permis de combler toutes les attentes. Le plus important de ces défis est sans nul doute lié à la coopération des Etats. Un premier groupe d’Etats, principalement africains, ont constamment rechigné à coopérer avec la Cour notamment dans le cadre de l’arrestation et du transfert de personnes visées par les enquêtes du bureau du Procureur. Un autre groupe d’Etats, en tête desquels les Etats-Unis d’Amérique, ont adopté la pratique curieuse de financer et encourager le fonctionnement d’un système de justice auquel ils soustraient leurs ressortissants. Il est utile de mentionner en passant que, suite à l’avis défavorable de la Cour suprême, le Bénin avait en 2003 décliné la proposition des Etats-Unis de signer un accord bilatéral d’immunité pour les auteurs des crimes jugés par la Cpi. On doit également rappeler les menaces actuelles que fait peser l’administration américaine sur la Cpi y compris le retrait de soutien financier et les restrictions de mouvement pour les juges.
Pour ce qui concerne particulièrement les Etats africains, on a pu noter une adhésion « à double vitesse » consistant à coopérer lorsqu’il s’agit de livrer à la justice les opposants encombrants ou les chefs de guerre tenaces mais à tourner le dos à la juridiction dès que le procureur s’intéresse aux chefs d’Etat en exercice ou aux personnalités politiques proches du pouvoir en place. On ne peut s’empêcher de citer à cet égard les cas de la République démocratique du Congo, de l’Ouganda ou encore de la Côte d’Ivoire où les gouvernements en place affichaient tantôt un soutien indéfectible, tantôt une contestation farouche à la justice sous l’égide de la Cpi. On doit par ailleurs rappeler les nombreux épisodes de refus de coopérer lorsque certains Etats tels que l’Afrique du Sud, le Malawi ou encore le Nigeria ont autorisé l’ancien président soudanais Omar El Béchir à entreprendre des visites officielles sur leurs territoires sans être inquiété alors qu’il était sous le coup de mandats d’arrêt émis par la Cpi.
La Cpi fait l’objet de critiques de la part de certains dirigeants et des peuples qui les soutiennent. Pourquoi l’institution est-elle mal perçue en Afrique ?
D’un point de vue historique, l’Afrique a contribué de manière active et massive à la création de la Cpi. Avec 33 Etats parties au Statut de Rome, l’Afrique est le groupe régional le plus important au sein de l’Assemblée des Etats parties de l’institution. On ne peut ignorer qu’il s’agit là de l’expression la plus franche d’un engagement du continent en faveur de la justice pénale internationale. Les raisons d’un tel engagement de l’Afrique peuvent être recherchées entre autres dans la détermination du continent à faire front contre les crimes internationaux, notamment le génocide perpétré en 1994 contre les Tutsis au Rwanda, seulement quatre ans avant la création de la Cpi. L’Afrique adhère par ailleurs massivement à la justice sous l’égide de la Cpi dans une ère marquée par les violations graves et massives des droits de l’homme et autres crimes commis lors des conflits armés ayant touché le Libéria et la Sierra Leone. Enfin, l’Afrique en 1998 était également celle de la mutation du principe de non-ingérence adopté par l’Organisation de l’unité africaine vers le devoir de protection et le droit d’intervention en cas de violations et crimes graves contre la personne humaine.
Eu égard à un engagement aussi vibrant, il est surprenant que les Etats africains critiquent ouvertement la juridiction lorsqu’ils ne sont pas bien fondés à le faire. L’Afrique « anti-Cpi» reproche principalement à la juridiction de ne s’intéresser qu’aux Africains. D’un point de vue technique, un tel reproche n’est pas nécessairement justifié parce que les procédures engagées par le bureau du procureur peuvent suivre un séquencement imposé par la coopération des Etats, le cours des investigations ou même la maturité de la procédure. On ne peut s’empêcher sur ce point de rappeler que la grande majorité des situations renvoyées devant la Cpi concernant l’Afrique l’ont été par les Etats africains eux-mêmes au contraire d’une citation par le Conseil de sécurité de l’Onu par exemple.
En revanche, et dans la pratique, les méthodes du bureau du procureur et les résultats des procédures ne sont pas exempts de critiques des points de vue juridique et philosophique notamment. Le fait que les investigations préliminaires se sont exagérément prolongées dans des situations ailleurs qu’en Afrique a laissé une impression de laxisme volontaire ou d’impuissance du bureau du Procureur.
Par ailleurs, plusieurs procédures entreprises contre des Africains ont connu une issue en demi- teinte comme ce fut le cas de l’abandon des charges contre l’actuel président kényan, Uhuru Kenyatta et son vice-président, William Ruto, mais également l’acquittement de l’ancien président ivoirien, Laurent Gbagbo. Dans les deux cas, l’issue était principalement due à l’insuffisance de preuves qui ne peut manquer de conforter les accusations des Etats africains d’une justice d’acharnement au contraire d’une justice de conviction.
Cependant, les moyens auxquels recourent les Etats africains pour décrier les méthodes de fonctionnement de la Cpi peuvent être contestables.
La fronde et la menace de retrait en masse comme moyens de contestation comportent une insuffisance juridique, étant donné que les Etats ont adhéré individuellement au Statut de Rome et ne peuvent donc se désengager collectivement. L’appel initial à se retirer en masse par un mouvement sous l’égide de l’Union africaine a d’ailleurs fait long feu avec des Etats qui se sont désolidarisés.
En outre, la démarche s’est largement politisée, notamment dans les cas des procédures lancées à l’encontre des présidents kényan et soudanais à travers un mouvement de récupération ou d’africanisation de la justice pénale internationale procédant par l’adoption en 2014 du Protocole dit «de Malabo» créant une chambre pénale internationale au sein de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme. Manifestement, cette parade visait davantage à soustraire les chefs d’Etat africains à la justice internationale. Plus de six ans après cette réforme, aucun Etat africain n’a ratifié le Protocole de Malabo.
Pourquoi chaque situation référée par le Procureur de la Cpi comporte des difficultés d’ordre politique ?
Les difficultés d’ordre politique survenant dans la poursuite des situations référées par la Cpi ne sont pas surprenantes au regard de la qualité des personnes poursuivies par la juridiction. Ceci est dû à l’élément différentiel principal du nouvel ordre pénal international qu’est l’absence d’immunité et d’impunité quelle que soit la qualité des personnes concernées. Dans l’ordre pénal international antérieur au Statut de Rome, les officiels tels que les chefs d’Etat, ministres des Affaires étrangères et autres, jouissaient d’une immunité de juridiction pour les crimes pénaux internationaux. Cette donne change dans le nouvel ordre pénal international emmené par le Statut de Rome de la Cpi. Dans cette nouvelle ère, la qualité d’officiel d’un Etat ne peut soustraire à la justice devant la Cpi. Les difficultés d’ordre politique surviennent donc sans surprise puisque les situations référées concernent en général les officiers des forces gouvernementales ayant exécuté les ordres des officiels ou commis des exactions sur les populations civiles dans les interventions armées contre les groupes rebelles.
Le Statut de Rome est décrié par certains Etats qui menacent de se retirer. Pourrait-on assister à une impasse judiciaire dans les procédures concernées ?
Le risque est relatif. L’impasse judiciaire pourrait être réalisée dans la mesure où l’action efficace de la Cpi nécessite la coopération de certains Etats ou lorsque certains témoins clés se retirent ou refusent de témoigner.
Quels sont les défis qu’impose une Cpi efficace et indépendante ?
L’efficacité peut dépendre d’une part de la formation structurelle de l’institution et d’autre part de ses pratiques judiciaires. Du point de vue de la formation institutionnelle, il faut clarifier les rôles du bureau du procureur mais également les questions liées à l’immunité des officiels afin de lever l’équivoque sur l’interprétation et l’application du principe d’immunité tel que connu sous l’ancien régime de la justice pénale internationale et tel qu’il est exprimé clairement dans le Statut de Rome sur la Cpi. Une telle clarification évitera que les Etats politisent leur coopération avec la juridiction et consentent à livrer les personnes accusées de crime graves.
L’autre défi se pose en termes des pratiques judiciaires de la Cour et en particulier de la célérité de ses procédures et de la qualité de ses décisions. Il n’est pas contestable que la légitimité d’une juridiction, en l’occurrence internationale, repose principalement sur la qualité de ses prononcés. Il y va de sa crédibilité. Par ailleurs, les défaillances dans les procédures entreprises par le bureau du procureur peuvent constituer le talon d’Achille de la Cour et il est donc impérieux que la juridiction assoit sa notoriété d’abord sur une poursuite d’une qualité irréprochable. Dans ce sens, l’impression que le bureau du Procureur est biaisé en défaveur de l’Afrique doit être impérativement corrigée, car les contestations des Etats africains contre les méthodes, le séquencement, le planning, la qualité et l’enchainement des procédures peuvent décrédibiliser et délégitimer l’institution aux yeux des Etats. En tout état de cause, il faudra retenir que c’est la descente aux enfers pour une juridiction internationale que de perdre le crédit des Etats.